Françoise Maisongrande

Fugues visuelles
texte de Jackie-Ruth Meyer pour Contretemps,
catalogue d'exposition. Coproduction Plateforme d’Art de Muret, Centre de Détention. Muret. 2013.


Le temps vécu, ce nouveau continent artistique, peut-être la dernière terra incognita à explorer. Nicolas Bourriaud. *
Des biais coutumiers doivent être perturbés si l'on veut libérer le degré d'énergie requis pour qu'il y ait expérience esthétique. John Dewey. **

Dans les années 80 est apparue une génération d'artistes qui a fait émerger de nouvelles approches esthétiques, en s'ancrant dans le réel. A cette période la société est encore fascinée par la rationalité économique, technocratique et industrielle, horizon indépassable et optimiste, avec pour corollaire l'expertise comme foi, le cloisonnement comme méthode et la consommation comme relation au monde. Le monde occidental continuait ainsi à développer l'hypertrophie aveugle de son système en négligeant les conséquences environnementales et humaines ainsi que les voies alternatives déjà émergentes. Après la fin de la représentation en tant que forme par excellence de l'art au service du pouvoir et de ses applications historiques, hiérarchiques et idéologiques, après les utopies des avant gardes et leurs interventions radicales, les formes minimales et conceptuelles ont inscrit des pensées visuelles dans l'espace social, culturel ou naturel. A partir des années 60, les artistes ont rapproché l'art de la vie et de ses aspects quotidiens. Par ailleurs, l'expérience a été considérée comme le véhicule esthétique par excellence, au delà de la finalité de la création d'un objet. L'œuvre comme expérience interactive entre les artistes et le public, dans une dynamique à partager, a suscité la création d'œuvres participatives ou l'émergence de ce que Nicolas Bourriaud a appelé l'esthétique relationnelle, dans les années 90.
Aujourd'hui les artistes, ayant pour bagage la connaissance intime des métamorphoses et des variations de l'art, selon leur temps historique et leur espace culturel de production, enregistrent les mutations du monde, multiplient les zones d'intervention et conjuguent l'utilisation de tous les média, détachés de leurs appartenances spécifiques et de leur historicité. Ils élaborent des démarches ouvertes, transversales, entre conscience artistique, sociale et politique, liberté formelle et questionnements existentiels pour élaborer de nouvelles modalités d'échange avec le réel et la vie. Les questions de société, la relation à l'autre et au monde, le cadre de vie, la dimension humaine, l'Histoire, le temps, l'image,... sont devenus des territoires d'investigation privilégiés.
Le travail de Françoise Maisongrande relie art, éthique et exploration intérieure, par une connexion forte avec l'environnement social, mental ou physique. Par l'investissement de lieux d'enfermement, d'éducation ou de soins, par l'appropriation de pratiques traditionnelles ou spécifiques, par l'adaptation subtile du médium à la situation, elle fait émerger la possibilité créative du contexte. A la faveur de l'intégration ou de l'infiltration pratiquée, à différentes échelles dans son processus de production, par l'approche sensible des personnes et des modes d'existence réunies dans le lieu investi, elle construit ses œuvres à partir d'expériences partagées qui permettent d'inventer de nouvelles relations à soi, à l'autre, à l'action, comme autant de germes de résistance inoculés par l'art. Cette position n'est pas sans rappeler l'Ecosophie définie par Félix Guattari comme «articulation éthico-politique», »entre l'environnement, les rapports sociaux et la subjectivité humaine (...) car l'art transforme les modes de production en modes de vie, rabat la force de travail sur le champ du désir, utilise des méthodes et des principes qui transposent les activités humaines sur un plan éthique.« commente Nicolas Bourriaud. ***

En situation, Françoise Maisongrande dit «capter des moments intimes, des choses qui croisent sa sensibilité» et «assembler des morceaux de puzzle», sans savoir au départ ce qui formera l'image finale. Elle associe ainsi une pratique réceptive et intuitive, nomade et plurielle, à celle de l'art comme discipline, à perfectionner chaque jour pour trouver au fond de soi de quoi alimenter son sens et son urgence. Elle active en effet, parallèlement, deux axes de recherche: le travail solitaire en atelier, où la pratique du dessin est dominante et le corps au centre de ses investigations, et les interventions dans divers contextes, qui connectent des formes, des gestes, des activités, des situations, des désirs, des lieux. Selon le cas elle développe son projet avec les personnes ou les objets qui les caractérisent, interpellant leur dimension subjective, leur travail ou leur environnement. «Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées» écrit Michel de Certeau.**** Françoise Maisongrande déplie et multiple la capacité à saisir des histoires, à les charger de sens, à les nourrir de mémoire, à les transposer plastiquement. Elle travaille souvent de façon sérielle, portée par les possibilités de variation du sujet, par l'énergie des couleurs ou des diversités formelles; en résultent des rythmes visuels, jouant de la résonance ou de la dissonance, pour faire apparaître des territoires existentiels. Parmi ses séries récentes, Les Encharpés, grands portraits dessinés de personnages enroulés dans des écharpes, dont le titre caractérise un comportement vestimentaire et une catégorie sociale non encore répertoriés, tout en laissant résonner, à peine voilé par la consonne rajoutée, le verbe «écharper « qui signifie mutiler, déchiqueter, lyncher. Par ricochet le vêtement, dont l' usage simple protège contre le froid ou le vent, révèle des fragilités intérieures ou extérieures, insoupçonnées, tout en évoquant une parenté troublante, entre sa banalité et la charge symbolique d'un foulard, aujourd'hui liée à une pratique religieuse discriminatoire.

Invitée au Centre de détention de Muret en résidence-atelier, elle a travaillé avec les détenus pendant cinq mois. Ils ont été ses assistants, ses modèles, ses acteurs et ses guides à l'intérieur d'un établissement dont les codes sont exclusifs. Son approche première relève le rythme quotidien des déplacements lents des détenus et du personnel, dans un espace clos, où le mouvement sonore et visuel de l'extérieur ne pénètre pas. Les pas, les pieds, les mains. Une temporalité distendue et tendue à la fois.
Elle réalise Métronomie, film de 16mn 30 fixées sur une porte d'accès intérieure qui s'ouvre et se ferme sans discontinuer, à la demande. La cadence et ses ruptures, marquées par le bip de passage, sont hypnotiques; elles forment le tempo inconscient de cet espace, dont on devine la pénétration psychique sans fin.

Rang temps plan, de la même durée, dont le titre à double sens évoque phonétiquement le nom du célèbre chien des Dalton dans la bande dessinée de Lucky Luke, et, par son orthographe, le programme disciplinaire auquel les détenus sont soumis, enregistre la sortie des ateliers, seule rupture régulière et toujours identique dans l'espace circulaire vide qui entoure le bâtiment. La création sonore pour le film est issue de l'enregistrement en direct des sons ambiants. Aucun son extérieur pour les mouvements régulés du corps dans l'espace architecturé, qui en définit la portée. Aucun changement de rythme imprévu ne peut pénétrer dans ce monde clos, dont les portes intérieures recrachent les silhouettes en boucle.
 
La troisième vidéo intitulée Un ciel presque sans nuage a presque la même durée, 15 mn 30, pour élever le regard vers le vol des oiseaux dans la vaste étendue illimitée et inaccessible du ciel, tandis que les souffles des détenus, enregistrés lors d'efforts physiques, s'accordent avec les figures ritualisées de la danse aérienne. Le souffle vital des hommes enfermés est métaphoriquement propulsé dans les corps libres des oiseaux.

La dernière vidéo Suspension est courte, 5mn; des pieds qui se balancent au dessus du sol, suspendus au bout d’une corde ou lévitant...? Aucun indice supplémentaire n'est donné pour guider l'interprétation, inspirée par ce que l'on projette du contexte existentiel dans lequel le film est réalisé. Les images sont en réalité celles de détenus faisant des tractions, geste sportif ordinaire qui, dans ce lieu, exprime une volonté disciplinaire de préservation du corps, de soi, de lutte intérieure pour dépasser la rudesse du contexte. Ou peut-être l’enchaînement sans fin de gestes répétés pour contrecarrer l'obsédant déroulement de jours cloîtrés. Françoise Maisongrande coupe l'image à la hauteur des genoux pour laisser apparaître la suspension dans le vide. Avec une grande économie de moyens, par quelques images extraites du continuum de vie dans le Centre de détention, à l'aide de cadrages resserrés ou élargis, selon les besoins de la mise à distance recherchée, elle filme l'enfermement et l'échappatoire intérieurs, soulignés par les accompagnements sonores comme autant de pulsations vitales.

Les Paysages suspendus, dessins aquarelles de 60 x 85 cm, sont une transposition de prises de vue photographiques des fenêtres des cellules. Toutes de dimension identique, elles sont personnalisées par chaque détenu, en dépit de l'uniformisation architecturale et d'usage. Elles expriment alors publiquement l'existence d'un noyau d'espace intérieur et personnel, un concentré d'identité subjective dans un environnement subi qui interdit toute intimité. Ensemble les Paysages suspendus forment un univers, une géographie, plastiques, rythmés par les couleurs des linges suspendus et leurs combinaisons, adressés aux regards absents, au gré des fluctuations colorées d'un temps artificiel né de la contingence. Le papier utilisé par l'artiste est un tirage artisanal, spécialement commandé, qu'elle dit être « comme une peau ». Les Paysages suspendus apparaissent comme des tatouages changeants sur le mur, affichés et retournés comme des gants à la face du monde extérieur.

Pierre, Rémi, Robert, Daniel ... forment une série rassemblant une cinquantaine de tirages numériques sur dibon de 40 x 50 cm. Ce sont des photographies de bonsaïs, dont la culture est une activité proposée au Centre de détention. Les prénoms du titre sont ceux des détenus qui ont accompagnés de façon permanente le travail de Françoise Maisongrande. Encore une histoire de temps, de résistance et d'échappatoire. Le traitement photographique, à la manière de portraits, suggère une autre intimité: celle qui lie la plante et celui qui en prend soin et la modèle. Une union intime des forces vitales décuplées de la plante prisonnière d'un pot étroit et de l'imaginaire constellé de désirs esthétiques projetés, comme une fugue partagée.

Jackie-Ruth Meyer
Directrice du centre d'art le Lait à Albi, commissaire et critique d'art, a travaillé à plusieurs reprises avec Françoise Maisongrande.

* Nicolas Bourriaud. Formes de vie. L'art moderne et l'invention de soi. Denoël.
** John Dewey. L'art comme expérience. Folio. Essais.
*** Félix Guattari. Les Trois Ecologies. Galilée. Cité par Nicolas Bourriaud in Formes de vie. L'art moderne et l'invention de soi.
**** Michel de Certeau. L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Folio. Essais. 4