UNE
GUERRE DE FIL texte de Pierre Giquel pour Les sept combinaisons, éditions analogues, Semaine 06.07. Musée Calbet. Grisolles. 2007. Sans meurtre. Préméditée certes, lentement, très lentement. La guerre ne tient qu’à un film. L’objectif est atteint lorsque les mouvements des mains croisent les désirs de couture. On aurait pu l’appeler ainsi, ce film lié à la répétition, à la poursuite d’un mot, et à son inscription qui est une blessure qui plie et prend les formes d’un corps. Lentement, très lentement, la saveur est tendre, l’arrachement sera d’autant plus inattendu. Dans l’acte de broder, l’acte d’offrir se mêle à celui d’inciser. La broderie éveille de petits assassinats sans conséquence apparente, elle peut revêtir les contours d’un rite, elle est goût nerveux pour le tatouage. La guerre encore, mais pas celle des hommes, l’autre joyeuse qui vit au cœur de la beauté, qui demande la beauté comme un don et une conquête, la guerre des belles donc, des épouses, des filles, des sœurs, des mères, la guerre avec l’émerveillement qui transforme, et que des mains que l’on dit discrètes ont orchestrée, avec précision, pour donner l’envie. Les désirs de couture : un cinéma qui cache et dévoile. Qui déchire. Lentement, très lentement, le tissu s’est fait poreux pour le mot qui s’inscrit fougueusement, dans un face à face sans complaisance avec le lecteur. On peut lire ces mots comme des armes adressées à qui sait risquer sa main, ou la retirer, les mots sont des serments où brûle un feu qui ne veut pas se déclarer. On peut également lire les mots comme des caresses, des félines, ivres. Les mots sont des danseuses dont les figures se balancent au gré des vents, des horaires, des marches. Conduire vers un seul mot c’est comme vers l’échafaud : on attend le châtiment ou l’assentiment. Avant la mise à nu. Les combinaisons farouches. Elles inquiètent, elles défient, elles poussent à croire, elles crient. Je découvre une lettre et c’est tout un parcours qui m’est donné à suivre, avec les hésitations rencontrées et la rage qui se devine. Les lectures sont contradictoires. Certaines arrêtent le mot dans sa chute, d’autres l’accompagnent comme un chant vers le ciel. Les lectures induisent l’écorchure dans les rubans de sang, rien ne les apaise. Les combinaisons légères. Familières de l’air. Servant une scène injouable deux fois. Résonnant silencieusement dans la lumière. Les mots auront connu tous les avatars. C’est ça leur beauté tendue, sur l’étoffe, fine. Plantés par des aiguilles pas toujours douces, les mots ont été écrits patiemment, douloureusement parfois j’imagine, dans l’ennui, mais quand l’ouvrage s’achevait je pressens des satisfactions houleuses, des délectations inouïes. A vif, frissonnantes. Et puis j’imagine leur destination vers l’autre via le courrier. Leur envoi vécu comme une dépossession. Un tremblement. Et la réception toujours livrée à l’impatience. Les vêtements de mots racontent, dans des récits qu’il s’agit d’organiser, le temps qui passe, la plainte et les jouissances, l’ornement et la nudité. Les vêtements se portent contre la mort. CROIRE A la lecture on salive, car les lettres littéralement dansent. Un croissant en guise de transe, tranchant, rêveur, témoin du jeu des permutations. Les R pourraient rouler, râler, en attendant on ne roupille pas, c’est même urgent d’envahir l’espace, ça craque à l’arrêt, puis dans le mouvement tout redevient lisible, ce qui se froissait maintenant bâtit une pensée belle, on peut comprendre qu’il s’agit d’enregistrer les voix qui s’échappent, généreuses, des règlements trop rigides. Au centre, deux lettres O et I, de toi, de moi, et non de loi. Toi et moi donc, réunis à l’occasion des fêtes, prêts à chanter, à nous dire des mots voyageurs, légèrement vauriens, prêts à lever le poing en signe de distraction, prêts pour l’épreuve. AIMER Sur la tranche. Vous voyez bien : le raffinement c’est quand on pique ou l’on se pique. La victime et le bourreau tous les deux différés mais parfois ne faisant qu’un et parfois mille, et des millions. Nous sommes des voyageurs aux bagages instables, et qu’à la première occasion on fauche par inattention. Dans les aéroports j’ai perdu tant de visages. Tant de corps avec désinvolture oubliés sur des quais. Je vous appelle vous qui riez, qui sautez, qui dans les bulles ravivez mes soifs, mes impatiences, mes rêves voraces. Mes virages sont mes aimés. S’ETERNISER Echappe-t-on à sa condition ? Quelque chose de blanc, sans contour, suinte dans nos peaux. Nous résigner ? Jamais ! Mon sac d’os bouillonnera encore, agitant la chair, les chairs, prenant en otage l’angoisse pour lui faire apprécier un pique nique de légende. L’éternité, c’est bref, c’est arrivé comme un exercice à accomplir, mais le souvenir des gestes s’éloigne, aura-t-on besoin d’un désinfectant pour nettoyer le temps ? C’est inquiétant, l’horreur blanche. RIRE Le pire. Je découvre que le mot a une odeur aussi, déclenché par des sons. Dire. Lire. Mire. Tire. Vire etc. Un jour, tu caches dans un pli ton rire rongé d’arthrite, un autre jour, quand tu chauffes le biberon, tu te trompes de manettes, à ton plus grand déplaisir tu brûles une langue, tu arraches un foie, tu t’en fous, tu chantonnes en regrettant les saisons du plaisir. Personne ne te voit, cela te rassure un peu, tu t’entêtes et tu t’agites, tas lisible, toupie élégante aux larges épaules, aux fesses rassurantes. Tu parais décoiffée, mais personne ne te voit, je te dis. Ne t’en fais pas, tu embrases mes doigts, tu m’emportes au-dessus des sanglots. Sur le fil, fébrilement, tu joues avec les verbes. MAIGRIR M’aigrir ? En me glissant sous l’oreiller j’imaginais toutes sortes de précautions qu’il me fallait respecter : manifester mon handicap sans trop de haine, distinguer les seuils de tolérance pour continuer mon enquête, à savoir dénombrer les échéances qui me permettaient de connaître les fluctuations de ma viande, retirer du poids de cette masse, aimer voir s’évanouir l’excès d’aigreur, de graisse, des heures durant, grondant sous les incertitudes de la balance, me distribuant de tièdes bols d’eau dans les narines, m’évaporant. Paradoxe : ce qui me recouvrait avait toutes les apparences du luxe, de l’or, et des reflets qu’on dit « changeants ». Mais je n’attendais aucun applaudissement : il me suffisait d’avoir enfilé avec allégresse cette combinaison d’une époque ancienne pour tout retrouver, les voix qui chuchotent, les soupirs qui délivrent, l’ombre des pleurs dans des rêves mouillés. Glisser était mon seul souci. Mon sel noyé dans mes jeux. CREER Errer sous l’effet de la lumière. Choisir le cadre, puis se déplacer, choisir des angles de vue où flottent des présences inouïes, revenir au décor, ne jamais le contourner, au contraire, faire du heurt un leurre, pour séduire, encore, s’échapper de l’incarcération du désir. Précisément, et pas seulement mentalement. Le déclic est aussi sauvage pour l’œil que le tissu pour qui le pique. On franchit ainsi les maléfices. Le fil renvoie au séisme, mais aussi à l’écoulement. Entre les tourments du corps, l’enveloppe qui le recouvre, la localisation d’une scène, familière ou extraordinaire, des écarts se construisent, le territoire perd de sa stabilité, des géographies ouvrent sur des champs inexplorés, joyeux ou tragiques. L’attente est là, porteuse de sens, d’hésitations, de crimes discrets. Et durables. LIRE Voir le mot. Noir mais doublé. L’embrasser d’un seul œil. J’entends qu’on peut l’aimer, le chérir même, le garder secret ou le rendre public, manifeste, outrageant. Une caresse, ou une gifle. Le mot jette une carte. Si c’est la bonne, brillera mon avenir. Si la mauvaise sort, j’achèverai mon périple dans un bain de sang. C’est une lettre entourée. Et cela fait un livre. Un livre de corps, de muscles, de respirations. Un livre qu’on abandonne au vent, à la lumière du soir, à celle plus crue du matin, un livre supérieur qu’on applaudit sans bruit, un livre qu’on abandonne sur un cintre. Les mots ont un poids, tu disais. Ils déchirent le silence. Ils s’enfuient. Ils restent incomplets. Chaque jour un livre meurt au bord des lèvres d’une insensée solitaire. Les mots sont des acrobates. Ils mesurent une étendue. Ils se passent de commentaire. Ils débarquent sans se risquer à terminer la phrase. Ils connaissent la valeur de l’impact. Les récits qu’ils soulèvent sont d’autant plus grands qu’ils sont courts, denses, qu’ils s’adressent au chaos qui est en nous, car nous ne tournons pas rond, décidément, pas rond du tout. Et quand on les contraint à changer de style, ils meurent. LES MARINS ET LES LATEX C’est comme du lait. Le long du corps, tes mains prennent le contrôle des opérations, navigateur souple et jaillissant, tu plonges ta langue, ta langue de lait, tu t’attardes à des angles, tu écartes le pouce et le majeur, tu glisses vers un abri, tu découvres au milieu de la chair la vague qui cède, dans le creux des aisselles tout tremble, tu ravives tes nerfs, tu flottes. Des actes cruels, tu as connus, et aimés. Mais tu préfères une générosité obscène, prête à engloutir tes esprits et ton corps. Tes paniques sexuelles te réchauffent, tu quémandes un baiser, ton latex androgyne vient d’éclater dans mes doigts. Quand je me penche tout danse. Nous regardons les mouvements de la mer en nous branlant. Nous exhibons nos désordres. Nos triomphes sèchent d’après la valse des vampires. Un incendie suce nos cris en érection. Tu chantes. Plus tard nous trancherons le fil. Pierre Giquel Poète et critique d'art, texte édité dans Semaine 06.07 |
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